Le
pied de mon Maître
Maître,
vous revenez de loin, nous le savons. Vous vous asseyez à
votre bureau, vos deux béquilles en bois soigneusement rangées
à vos côtés. Ce que nous voulons savoir : où
est votre pied ?
À cette question, mon esprit est parti au loin, je cherche
à suivre la trace de votre pied qui n'est plus. Je me rappelle
d'un jour où un grand fracassement frappa notre école.
Son toit s'envola et avec lui notre flamboyant. Une nuée
de pétales rouges suivit le souffle puissant et fut emportée
au loin,très loin de la cour de notre école. Tout
un coin du ciel rougeoiyait de flammes. Il me semblait y voir encore
la silouhette de notre flamboyant. Quand tout fut éteint,
seul resta au mur notre tableau noir. Il est criblé de trous,
comme ces trous de billes que nous creusions avec ardeur dans notre
cour de récréation. Je tentais de relire avec quelques
difficultés le proverbe que mon maître laissait inscrit
en permanence en haut du tableau : "D'abord apprendre la politesse,
ensuite acquérir le savoir" car les trous de billes
laissés par ce souffle, Maître, vous aussi aviez décidé
de partir loin comme notre flamboyant. Partir pour protéger
nos voes aviez-vous dit en nous quittant.
Vous voilà parti nous laissant "orphelins de Maître".
Nous nous mettions tous à nettoyer les ruines laissées
par ce souffle venu sans précenir et sans que nos petites
têtes comprennent pourquoi.
Durant une année d'attente, nous vous voyions encore nous
sourire puis retourner sur vos pas devant nos yeux qui soudain rougeoyaient
de larmes.
Maintenant vous êtes là devant nous, différent,
mais votre sourire est resté le même. De tout mon coeur
et de tout mon esprit j'écoute une à une vos paroles
égrenées comme les grains d'un chapelet dans un silence
respectueux de tous vos élèves.
Je fixe votre regard qui a changé. Il n'a plus cette lueur
parfois tourmentée, comme ce fut, avant le souffle de la
bombe. Il a des lueurs de fierté d'un devoir accompli, celui
de protéger nos têtes innocentes.
Mon esprit encore une fois s'évade à suivre "vos
pas", des pas rapprochés ou plus exactement un pas flanqué
de part et d'autre de deux trous laissés par vos béquilles
comme des trous de billes. Ces pas qui marquent la terre battue
humide de notre cour et que j'aime suivre. Je ressens, en les voyant,
la froideur de l'hiver qui vous saisit et que vous devez subir sous
votre veste maintenant déteinte et usée, plus longtemps
encore qu'avant car vous ne pouvez plus accélérer
vos pas.
Chargé du froid et imprégné par le temps de
toute une année de lutte passée loin de nous, vous
revenez, le même sourire aux lèvres. Mais à
votre regard nous devinons que vous avez beaucoup à partager
avec nous.
(D'après
un poème composé par Tran Ðinh Khoa, à
l'âge de 12 ans.)
L'auteur,
un des enfants de la guerre, fait partie de toute une génération
âgée d'une quarantaine d'années alors que ses
Maîtres sont d'une génération de soixante ans
et plus, s'ils ont survécu à la guerre. Parmi eux,
de très nombreux invalides physiques et/ou psychiques qui
furent, pour un temps hélas très éphémère,
pères et mères de nos enfants orphelins de maintenant.
Voilà les séquelles de la guerre, mais pas seulement
si l'on en juge par le poème qu'un enfant de 12 ans dédiait
à son maître au moment même où la guerre
faisait rage !
Au Vietnam, les offrandes du Têt, le Nouvel An lunaire, sont
consacrées d'abord aux ancêtres, aux parents (ceux
qui nous ont donné la vie), aux Maîtres (ceux qui nous
ont donné le savoir) et aux bienfaiteurs (An Nhân,
ceux qui nous comblent de grâce).
Chers amis, Parrains et Marraines, quand vous lirez ce message,
nous serons à la veille de Noël et du Nouvel An 2001,
et aussi presque à l'aube du Nouvel An lunaire (le 24 janvier
marquera le début de l'année du serpent). Que ce message
porte vers vous vos souhaits de Paix et aussi notre reconnaissance
pour votre coeur généreux et pour les bienfaits que
vous prodiguez, vous qui avez si bien compris que malgré
la fin "officielle" de la guerre, des séquelles
profondes restent pour les générations qui suivent.Nous
sommes convaincus que seule votre solidarité et celle que
vos enfants porteront vers "ces enfants de personnes"
vont apaiser leurs souffrances et qu'ensemble avec vous, ils vont
tisser la toile de l'harmonie.
Kim
Tran Thanh Van
décembre
2000
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